CYCLE DE CONFERENCES
"JEAN THIRIART :
L'HOMME, LE MILITANT ET L'ŒUVRE",
organisé par l'"Institut d'Etudes Jean Thiriart"
et l' "Ecole des Cadres Jean Thiriart"
(Départements de l'Asbl
"Association Transnationale des Amis de Jean Thiriart")
Copyright Luc MICHEL, 2001-2003,
tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.
Conférence donnée pour la première fois à Bruxelles le 19 septembre 2003.
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"CONCEPTIONS GEOPOLITIQUES
DE JEAN THIRIART :
LE THEORICIEN DE LA
NOUVELLE ROME"
(1ere PARTIE)
Après
l'idéologie avec FUKUJAMA et l'Histoire comme fondement opérationnel de
l'action avec HUNTINGTON, le troisième grand théoricien de l'impérialisme américain
au XXIeme siècle est Zbigniew BRZEZINSKI
(1) dont le domaine est la géostratégie et la géopolitique et qui publie "The Grand Chessboard" en 1997, titré "Le
grand échiquier. L'Amérique et le reste du monde" pour son édition
française.
La
réflexion de BRZEZINSKI est centrée sur les conditions géopolitiques de la
puissance américaine et de son contrôle sur l'Eurasie,
le "grand échiquier"
où Washington doit éliminer tout rival potentiel ou réel.
On
ignore souvent que HUNTINGTON n'est pas le créateur du concept des "guerrres
civilisationnelles" emprunté à un professeur marocain (1 B). De même,
BRZEZINSKI s'inspire largement des Théories de Jean THIRIART.
JEAN THIRIART :
UN GEOPOLITICIEN RECONNU EN RUSSIE
ET ETOUFFE EN OCCIDENT
En
dehors des cercles spécialisés, THIRIART est méconnu en Europe occidentale où
l'impasse a été volontairement et systématiquement faite sur ses thèses. Il
n'en va pas de même eu Russie où il inspire aussi bien les théories géopolitiques
et économiques des nationaux-communistes
de ZIOUGANOV que les concepteurs des thèses
eurasistes mises à l'honneur par le président POUTINE. Le manuel
d'instruction géopolitique pour les officiers russes lui consacre un long
chapitre élogieux.
Au
début des Années 80, THIRIART fonde l'école
"euro-soviétique" où il prône une unification continentale
de Vladivostok à Reykjavik sur le thème de "l'Empire
euro-soviétique" et sur base de critères géopolitiques.
Théoricien
de l'Europe unitaire, Thiriart a été largement étudié aux Etats-Unis, où
des institutions universitaires comme le « Hoover
Institute » ou l' « Ambassador
College » (Pasadena) disposent de fonds d'archives le concernant.
Ce
sont ses thèses antiaméricaines "retournées" que reprend largement
BRZEZINSKI, définissant au bénéfice des USA ce que THIRIART concevait pour
l'unité continentale eurasienne.
Le
succès médiatique des emprunts de HUNTINGTON ou de BRZEZINSKI comparé au
silence pesant qui entoure en Occident des théoriciens comme THIRIART
s'explique par le monopole médiatique américain. A l'antique "ex
Oriente lux" a visiblement succédé un "Ex
America lux".
LES THESES GEOPOLITIQUES DE MACKINDER,
SPYKMAN ET THIRIART
La
géopolitique, science née en
Allemagne à la fin du XIXeme siècle, doit beaucoup aux concepts de MACKINDER
et de SPYKMAN.
L'amiral
britannique H.J. MACKINDER (1861-1947), qui fut professeur de géographie à Oxford
puis à la London School of Economics and Political Science, est le fondateur
de la géopolitique classique, celle qui oppose
la terre et la mer. Il est connu notamment pour être l'auteur de la théorie
selon laquelle il existerait au début du XXème siècle un "pivot
géographique du monde", le coeur du monde (heartland) protégé par des obstacles naturels (le croissant
intérieur, inner crescent, composé de la Sibérie, du désert de Gobi, du
Tibet, de l'Himalaya) et entouré par les océans et les terres littorales (coastlands).
Ce
coeur du monde, c'est la Russie, la Russie qui est inaccessible à la puissance
maritime qu'est la Grande-Bretagne. C'est pourquoi le coeur du monde doit être
encerclé par les alliés terrestres de la Grande-Bretagne. La Grande-Bretagne
doit contrôler les mers mais également les terres littorales qui encerclent la
Russie, c'est à dire l'Europe de l'Ouest, le Moyen-Orient, l'Asie du sud et de
l'est. La Grande-Bretagne elle-même, avec les Etats-Unis et le Japon,
constituent le dernier cercle qui entoure le coeur du monde.
Selon
MACKINDER ce qu'il faut absolument éviter
c'est l'union de la Russie et de l'Allemagne, un concept que THIRIART
modernisera en "Empire euro-soviétique", la constitution de ce que
MACKINDER appelle l'île mondiale (world
island), un puissant Etat ayant d'immenses ressources et de vastes étendues
terrestres, ce qui permettrait à la fois d'avoir de grandes capacités
territoriales de défense et de construire une flotte qui mettrait en péril
l'Empire britannique.
Dès
la fin du XIXeme siècle, l'école géopolitique américaine,
dont les têtes de file sont MAHAN et SPYKMAN, entendra substituer les
Etats-Unis à la Grande-Bretagne en tant que puissance maritime hégémonique.
Disciple
critique de MAHAN, Nicholas J. SPYKMAN est son continuateur en même temps que le
continuateur partiel et dissident de MACKINDER. Comme le britannique MACKINDER,
N.J. SPYKMAN pense que le monde a un pivot. Mais ce pivot du monde n'est pas le
heartland de MACKINDER, la Russie. Le pivot du monde est composé des terres
littorales (les coastlands de MACKINDER) qu'il appelle le bord des terres,
l'anneau des terres (rimland),
ces terres constituant un anneau tampon entre le coeur, qui est soit la Russie
soit l'Allemagne, et la puissance maritime britannique. Ces Etats
tampons furent, par exemple, la Perse et l'Afghanistan utilisés par
l'Angleterre contre la Russie entre le XIXème et le XXème siècle, comme la
France fut utilisée contre l'Allemagne entre la deuxième moitié du XIXème siècle
et la deuxième guerre mondiale.
Après
la victoire sur l'Allemagne - SPYKMAN écrit avant 1943 - il faut donc contrôler
ces Etats tampons qui constituent le rimland, le pivot, si l'on veut contrôler
le coeur du monde. Cette nécessité conduira à la mise en place d'une
politique d'endiguement (containment)
de la Russie soviétique, l'Europe de l'Ouest et la Turquie servant d'Etats
tampons pour les Etats-Unis.
Fondateur
de l'"Ecole
euro-soviétique" au début des Années 80, Jean
THIRIART développe le thème de la dimension
vitale des Etats nécessaire pour garantir leur indépendance et qui requiert
à l'époque moderne la taille des états continentaux.
Théoricien
de l'Etat unitaire paneuropéen,
THIRIART étudie les causes de l'échec de l'Union Soviétique, qu'il pressent dès
1980 et dont il stigmatise le fédéralisme. Face à la superpuissance américaine,
il plaide pour la fusion de la Russie (sur ses frontières sibériennes en
Orient) avec l'Europe occidentale dans le cadre d'un Empire unitaire allant de
Reykjavik à Vladivostok et du Groenland au Sahara.
Géopoliticien
de l'Empire européen, Jean THIRIART axe ses réflexions sur l'intégration
de la Russie et de l'Europe occidentale dans un Etat continental eurasien
unitaire.
1.
THIRIART insiste sur le fait capital que tous les états issus de
l'implosion de l'URSS, sans aucune exception, doivent faire partie de l'Europe. Les
frontières orientales, caucasiennes et sibériennes, de l'URSS devront demain
être celles de la Grande-Europe.
2.
THIRIART développe sa thèse sur la
construction de l'Europe contre les Etats-Unis
et son bras armé de l'OTAN. L'Europe unitaire se fera dans le cadre d'une guerre de libération nationale contre l'occupant américain et
ses collaborateurs "européens".
3.
THIRIART insiste sur la nécessité de l'organisation économique de
l'Europe sur une base autarcique, reprenant les théories de Friedrich
LIST.
4.
THIRIART dénonce les vues limitées des politiciens européens, qui à
la suite du général de Gaulle, envisagent une Europe tronquée jusqu'à
l'Oural. L'Empire
européen devra inclure la Sibérie et l'extrême-orient ex-soviétique.
5.
THIRIART s'en prend aux conceptions de l'Europe basées sur la religion
ou des théories pseudo-racistes. Ce sont les impératifs de la Géopolitique et
de la Géoéconomie qui déterminent les dimensions de la Grande-Europe et par là
les populations qu'elle unifiera dans un Etat unitaire. Pour lui, par exemple, la
Turquie c'est aussi l'Europe. Il insiste à ce sujet sur l'exogamie
au sein de peuple européen.
6.
THIRIART qui conçoit l'Empire européen comme une nouvelle Rome, la Quatrième
Rome qui fait écho au concept messianique russe de la "Troisième
Rome" (Moscou après Rome et Bysanze), expose la nécessité de faire
de la Méditerranée un Lac européen, une nouvelle "Mare nostrum". Dans sa conception géopolitique de
l'Europe unifiée, les deux rives de la Méditerranée, avec leurs populations, font partie
de l'Europe, dont les frontières sud sont sur le Sahara.
BRZEZINSKI
s'inspire directement des théories de THIRIART pour définir les conditions de
la puissance américaine au XXIeme siècle, la maintenir dans son rôle hégémonique
de garants du "Nouvel
Ordre Mondial" et péréniser la sujetion de l'Europe occidentale.
Pour
maintenir leur leadership, qui n'est rien d'autre que la domination mondiale annoncée par BURNHAM dès 1943, les USA
doivent avant tout maîtriser le "grand
échiquier" que représente l'Eurasie, où se joue l'avenir du
monde.
Cette
maîtrise repose sur la sujétion de l'Europe occidentale, étroitement liée
aux USA dans un ensemble politico-économique occidental, la communauté
atlantique cadenassée par l'OTAN. THIRIART parlait de l'OTAN non comme d'un
bouclier mais d'un harnais
pour l'Europe.
Elle
repose aussi sur l'isolement de la Russie qu'il faut affaiblir irrémédiablement
et démembrer.
Le
danger mortel pour les USA, puissance extra-européenne à l'origine de par sa
situation même, serait d'être expulsée d'Europe occidentale, sa tête de pont
en Europe. Dans cet objectif, tout rapprochement de l'Europe et de la Russie,
toute union eurasienne, sans même parler de fusion comme l'évoquait THIRIART,
doit être empêchée par tous les moyens.
Zbigniew
BRZEZINSKI écrit : "L'Europe est la tête de
pont géostratégique fondamentale de l'Amérique. Pour l'Amérique, les enjeux
géostratégiques sur le continent eurasien sont énormes. Plus précieuse
encore que la relation avec l'archipel japonais, l'Alliance atlantique lui
permet d'exercer une influence politique et d'avoir un poids militaire
directement sur le continent. Au point où nous en sommes des relations américano-européennes,
les nations européennes alliées dépendent des Etats-Unis pour leur sécurité.
Si l'Europe s'élargissait, cela accroîtrait automatiquement l'influence
directe des Etats-Unis. A l'inverse, si les liens transatlantiques se
distendaient, c'en serait finit de la primauté de l'Amérique en Eurasie."
Nous
avons déjà évoqué le rôle de Henry KISSINGER comme "Richelieu américain".
Ce n'est nullement une figure de rhétorique. Le Cardinal
de Richelieu est le premier ministre de la France au moment où la Guerre de trente ans ravage la Mittel Europa. Son but est d'assurer
à la France des Bourbons la domination en Europe en neutralisant l'Allemagne et
l'Empire des Habsbourg, tant en Espagne qu'en Allemagne. Menant une politique
cynique et opportuniste, Richelieu transforme une guerre de religion entre
protestants et catholique en un grand embrasement dont la France sort
victorieuse lors du Traité de Westphalie
(1648). Sous prétexte de préserver les "libertés
germaniques", la France impose le démembrement du Reich germanique
en plusieurs centaines de micro-états inviables. La France, état unitaire, a
ainsi assuré sa prédominance en Europe jusqu'au début du XIXeme siècle.
L'historien allemand Frédéric GRIMM
évoque à ce propos dans son livre "Le
testament de Richelieu" de concept de "kleinstaaterei".
La
leçon n'a pas été perdue pour les Etats-Unis. Aujourd'hui, sous prétexte de
préserver les droits des peuples - les nouvelles "libertés européennes"
-, Washington impose la "kleinstaaterei"
en Europe, dans les Balkans, le Caucase et en Russie même.
Depuis
1943, les Etats-Unis théorisent et favorisent le démembrement et la
fragmentation des grand états. En 1945, MORGENTHAU,
conseiller de Roosevelt, prône le morcellement de l'Allemagne et sa désindustrialisation.
La partition de fait en résulte. On ignore souvent que STALINE
était opposé à la division de l'Allemagne et proposa jusqu'en 1948 une
Allemagne unifiée et neutre.
Ici
la géopolitique se rapproche du courant
"réaliste" des relations internationales, dont un des
fondateurs les plus célèbres est Hans J. MORGENTHAU, dont elle partage nombre
de postulats
Depuis 1989, les Etats-Unis multiplient leur soutien à l'éclatement des Etats dans les Balkans et en Europe orientale. L'éclatement de l'Union soviétique et de la seconde Yougoslavie en résulte directement. Une nouvelle étape voit aujourd'hui le démembrement de la troisième Yougoslavie née en 1991. Et BRZEZINSKI vise enfin au démembrement non seulement de la Fédération de Russie mais aussi de la Russie historique elle-même en trois entités.
Et
c'est là qu'intervient un théoricien comme HUNTINGTON, dont le rôle est de
fournir des justifications historiques à cette politique (2) . Comparer la
vision géopolitique de l'Europe de BRZEZINSKI à la théorie des aires de civilisation de HUNTINGTON est à ce sujet éclairant.
Il convient ici de dresser un autre parallèlle : celui des théses de la géopolitique nazie - dont le principal théoricien fut Alfred Rosenberg, l'auteur du "MYTHE DU XXe SIECLE" - avec les projets des Etats-Unis en Europe. Le même plan est appliqué que ce soit dans les Balkans ou contre la Russie. Et les alliés privilégiés actuels de Washington étaient ceux du IIIeme Reich entre 1935 et 1944.